Etrépigny, Ardennes. Toute sa vie de curé, Jean Meslier né en 1664, a rongé son frein. Chaque soir, à la lueur de sa bougie, il confiait au papier sa vision révolutionnaire de la société, proposant une réorganisation beaucoup plus juste, fondée sur les mérites de chacun et non sur la naissance, une société pacifique, sans Dieu, où chacun aurait une place utile reconnue de tous. Cette oeuvre ne fut connue qu'après sa mort. Il est très étonnant qu'elle n'ait pas été détruite par ses premiers lecteurs, compte tenu de son caractère subversif. C'est une chance.
Le Mémoire, paru aux éditions EXILS, en 2000, peut paraître incomplet, insuffisant en tout cas (130 pages), par rapport à l'oeuvre massive du curé, qui en compte environ un millier. Mais le préfaceur de cette parution, Armand Farrachi, explique que le texte est plein de répétitions, Meslier a des formules favorites qu'il rabâche, de façon presque incantatoire. On devine que cet exercice d'écriture vespérale avait pour lui fonction d'exutoire et qu'elle lui a peut-être permis de tenir le coup dans cette vie où il a fait semblant jusqu'au bout.
Aujourd'hui, on se demande immédiatement pourquoi il a gardé son emploi de prêtre et comment il a géré les multiples situations où il devait tordre sa conscience au quotidien. Il l'explique en partie en avançant qu'il ne prendrait pas le risque de se mettre en danger en affirmant ses convictions, et en rappelant les exemples historiques de ceux qui ont risqué leur peau, ou ont perdu la vie, en contredisant les dogmes religieux. Il s'est quand même permis de s'opposer de temps à autres à sa hiérarchie et aux représentants de l'ordre local (le seigneur d'Etrépigny). Ce fut encore le cas à la mort de ce dernier, qui avait auparavant maltraité quelques habitants de la paroisse. Meslier refusa de recommander ce noble aux prières.
Devant l'insistance de l'archevêque qui l'y oblige, le curé monte en chaire :
"Des ordres supérieurs me forcent aujourd'hui à monter en chaire. S'il y a des circonstances où le joug de la subordination se fait puissamment sentir, c'est de celle-ci, mes très chers frères, où les représentations les plus respectueuses, les raisons les plus solides ont pu être écoutées. Le cri de l'autorité prévaut sur celui de la justice. L'obéissance qui est quelquefois un tribut devient aujourd'hui un acte de nécessité. Pour me conformer aux ordres de M. de Mailly , notre prélat :
Vous vous souviendrez que M. N. était un homme de fortune qui dut ses titres au hasard, ses biens à l'industrie, qui regarda comme un vice une naissance illustre, qui préféra toujours aux grands sentiments qui font les vrais nobles, les richesses qui font les hommes avares et ambitieux, priez pour lui, que Dieu lui pardonne et lui fasse la grâce d'expier en l'autre monde les mauvais traitements qu'il a fait ici bas ressentir aux pauvres, et la conduite intéressée qu'il a tenue envers les orphelins".