J'ai mis 34 ans à tomber là-dessus ! Mais cela valait la peine de patienter.
A la mort de son père, Annie Ernaux ressent le besoin de faire le point sur cette vie qui venait de disparaître, engloutissant une partie de la sienne. C'est une sorte d'hommage et une façon, sans doute de solder les comptes de cette enfance sur les étapes de laquelle elle revient avec crudité, sobriété et honnêteté.
Chaque période de cette enfance est marquée de signes culturels, essentiellement langagiers, vécus comme stigmatisants (c'est moi qui le dis...). Ernaux les met en exergue, utilisant l'écriture italique, et ces symboles ponctuent le récit, comme des statues hiératiques levant une main pour désigner le sens obligatoire ou la limite à ne pas franchir.
Car au final, il s'agit d'un enfermement, dans ces normes sociales inaliénables.
Ne pas passer pour "une espèce de grand piot" (dindon en patois normand)
Le constat "qu'on ne riait pas tous les jours"
Le fatalisme "Il fallait bien !"
Les craintes multiples :
- "retomber ouvriers" (son père d'un milieu d'agriculteurs très modestes a d'abord été ouvrier, puis épicier, et enfin tenancier d'un café/épicerie, chaque changement étant ressenti comme une promotion sociale)
- "s'oublier" dans une femme (le grand nombre d'enfants étant synonyme de misère)
- "manger le fonds" (de commerce)
- "Qu'est-ce qu'on va penser de nous ?" comme une obsession...
- être "déplacé" c'est à dire, ne pas savoir se positionner, rester à sa place d'indigent, en société
Des adages énoncés comme vérités premières : "Il ne faut pas péter plus haut qu'on l'a !"
Au final, la certitude "qu'on ne peut pas être plus heureux qu'on est."
Plus tard, lorsque l'auteure aura rencontré l'étudiant qui deviendra son mari, issu d'un milieu franchement intellectuel, elle fera le constat que leurs deux familles avaient peu à partager...
"Comment un homme né dans une bourgeoisie à diplômes, constamment ironique, aurait-il pu se plaire en compagnie de braves gens, dont la gentillesse, reconnue de lui, ne compenserait jamais à ses yeux, ce manque essentiel : une conversation spirituelle."
Ce petit recueil d'une centaine de pages est comme un jalon ethnologique dans l'histoire des sociétés ouvrières du XXème siècle.
Publié en 1983.
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