samedi 21 avril 2012

Le 13 mai 1968,


une jeune femme mannequin de profession participe à une manifestation. Fatiguée, elle monte sur les épaules d'un garçon, qui lui tend un drapeau. Des photographes se pressent, son effigie, rapidement comparée à la Liberté guidant le peuple, fait le tour du monde.
Elle s'appelle Caroline de Bendern, elle est fille d'un comte anglais. Son témoignage montre qu'elle n'avait pas demandé à devenir cette égérie des émeutiers.



















"En voyant ma photo dans les magazines du monde entier, mon grand-père m'a déshéritée"
A l'époque, j'habitais le Quartier latin. Le 13 mai 1968, j'ai voulu participer à la manifestation. C'était la première fois que je défilais pour protester dans la rue. On s'était donné rendez-vous au point de départ du cortège avec d'autres jeunes, dont Jean-Jacques Lebel, le peintre qui proposera, le lendemain, d'occuper l'Odéon, qui me portera sur ses épaules. Je le connaissais par des copains interposés. La foule s'est mise en route vers la Bastille. Il régnait une grande euphorie. C'était comme une grande fête....
Caroline chez elle dans l'Eure.
Les gens nous regardaient passer de leur fenêtre. On les invitait à nous rejoindre. Il n'y avait pas du tout d'agressivité. Au bout d'un moment, j'étais fatiguée. J'avais mal aux pieds. Jean-Jacques m'a proposé de monter sur ses épaules. J'ai accepté et comme il portait des drapeaux, il m'a demandé de les brandir. Je ne voulais ni du rouge communiste ni du noir anarchiste, mais le drapeau du Vietnam me convenait, en protestation contre la guerre du Vietnam. Très vite, je me suis aperçue que j'étais entourée de photographes. Alors l'instinct du mannequin que j'étais s'est réveillé en moi. J'ai commencé à jouer un rôle. Des tas d'idées me passaient par la tête. J'ai même pensé à la Révolution française, moi, la jeune fille de bonne famille anglaise. Mon corps s'est raidi. J'ai tendu mon bras. Mon visage est devenu plus grave. Et c'est à ce moment-là que le cliché a été pris. J'ai été piégée par le rôle que j'essayais d'incarner.
C'est à la fin des événements, alors que je faisais en Italie des photos un peu glamour pour illustrer la liberté sexuelle, que j'ai découvert ma photo sur la couverture d'un magazine italien. J'étais devenue, malgré moi, le symbole de Mai 68. J'ai cru que cela allait passer et que les gens m'oublieraient. Mais cette image, qui est parue dans les journaux du monde entier, me poursuit depuis trente ans. En me voyant en égérie des révolutionnaires, mon grand-père, le comte de Bendern, m'a déshéritée. Et pourtant je n'étais pas engagée, même si je me sentais plutôt de gauche. Je ne m'intéressais pas à la politique française. Mais il y avait quelque chose dans le monde entier qui changeait, une certaine ouverture d'esprit... J'y croyais. Et puis, pour moi, c'était comme rejeter mon passé, mon éducation, toute cette rigidité avec laquelle je n'étais pas d'accord. J'ai toujours été rebelle. C'est d'ailleurs ce que mon grand-père aimait en moi. Je me faisais renvoyer de toutes les écoles huppées d'Angleterre dans lesquelles il m'inscrivait. Il finissait toujours par me pardonner. A 22 ans, il m'avait envoyée à Vienne pour que je rencontre les plus grandes familles européennes, en espérant que je ferais un mariage royal.
En réalité, je fréquentais des musiciens en lui racontant que j'apprenais le bridge, le piano et les bonnes manières. Quand il a appris que je lui mentais, il m'a coupé les vivres. Alors, je suis allée me réfugier chez une tante à Paris et j'ai commencé ma carrière de mannequin pour gagner ma vie. Mon métier m'a menée aux Etats-Unis jusqu'à la fin de l'année 1967. J'évoluais dans le milieu hippie. Je portais des minijupes et des jeans, des vestes Mao... Je fréquentais Andy Warhol, Lou Reed et le milieu underground. Un soir, je me suis amusée à draguer Otis Redding. C'était un avant-goût de Mai 68. Juste avant de quitter New York pour Paris, j'ai eu envie subitement de couper mes cheveux longs. Un ami sculpteur, ancien coiffeur, m'a fait la coupe que j'avais sur la photo. Mai 68, c'était une révolution douce, malgré les voitures en feu et les C.r.s. qui chargeaient dans des nuages de fumée lacrymogène. C'était une révolution bourgeoise. Si cela devait se passer aujourd'hui, il y aurait beaucoup plus de violence, car les gens sont dans la misère.
Ils se battent pour manger. Nous, nous défendions des idées pour tuer les vieux préjugés. Mon grand-père est mort en octobre 1968, sans que j'aie eu le temps de me réconcilier avec lui. Si j'avais hérité de sa fortune, ma vie aurait été totalement différente. Fin 1968, en effet, j'ai quitté Paris et la profession de mannequin pour voyager en Afrique avec mon compagnon, Barney Wilen, musicien de jazz. Une aventure fantastique. A notre retour, Barney a sorti un disque mêlant jazz et musique africaine. Moi, je chantais et j'écrivais les paroles. Après un autre séjour au Niger, nous nous sommes installés à Monaco. Je ne suis revenue à Paris qu'au début des années 80. Et, depuis trois ans, je vis à Mainneville, en Normandie, avec mon nouveau compagnon, Jacques Thollot, un autre musicien de jazz. Je ne regrette rien. Mais être désignée comme l'égérie de Mai 68 est selon moi un peu exagéré. Je me demande bien ce que j'ai fait pour le mériter.» 

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