Décentralisation ou féodalisation ? Une histoire périgourdine
Depuis
sa consécration en 1982, toute difficulté politique entraîne des
promesses de décentralisation. Cela ne se discute pas plus qu’un
article de foi : ce serait forcément un progrès démocratique
que de confier plus de pouvoir à des élus locaux plus proches du
peuple et de ses problèmes que les fonctionnaires d’État et les
dirigeants politiques nationaux. On oublie en général de préciser
que que la décentralisation procédait aussi d’une révolte de
grand notable, comme le suggère son initiateur Gaston Defferre,
pressé de se débarrasser de la tutelle des préfets. Les risques
inhérents à un pouvoir plus proche des gouvernés, comme la
corruption ou le clientélisme, passent ainsi à la trappe. Oubliés
aussi les coûts de cette réforme, les dépenses parfois somptuaires
pour des conseils départementaux tout neufs. Oubliés encore la
corruption massive au profit des partis avant que les scandales et
les chambres régionales des comptes y mettent bon ordre.
Significativement,
le mouvement des « gilets
jaunes »
a soulevé de nouveaux appels à plus de décentralisation. Sans en
être la cause immédiate, ne porte-t-elle pas une part de
responsabilité dans la mobilisation de catégories sociales se
sentant laissées pour compte dans leurs environnements suburbains ou
ruraux ?
Les centres-villes
désertés,
aux façades murées, aux logements « à
vendre »,
sont bien le pendant des centres commerciaux installés en périphérie
et qui n’offrent à la population locale que la tristesse de la
consommation du week-end. Quant à l’urbanisation des périphéries
lointaines, les petits pavillons n’offrent peut-être pas le
paradis vanté par ses promoteurs, d’autant plus qu’ils sont
éloignés des lieux de travail. À cet égard, la décentralisation
a échoué à desserrer l’étau des mécontentements sur l’État.
Les dirigeants nationaux ont espéré en vain que les revendications
politiques s’adresseraient davantage aux échelons locaux et
qu’ainsi l’État central serait soulagé. Or, celui-ci reste
contesté pour les politiques dont il n’a pas eu l’initiative. La
politique d’aménagement du territoire, d’autres disent de
déménagement, a déjà défiguré la France à coup de déviations,
rocades, rond-points et centres commerciaux. Et si l’on parle
encore de décentralisation, c’est aussi une manière d’espérer
dans la classe politique locale pourtant largement responsable du
gâchis. Ses défenseurs disent que cette décentralisation reste
inachevée puisqu’elle a multiplié les échelons locaux au lieu de
simplifier. Elle aurait même restauré un peu de la France d’ancien
régime et de son anarchie administrative telle que l’historien
Theda Skocpol parlait d’un « salmigondis ».
Le département ne devait-il pas disparaître à l’occasion de la
régionalisation ?
Et pourquoi 36 000 communes — qui ont souvent du mal à
trouver des maires — quand l’intercommunalité se développe
partout ?
Une
histoire dure depuis plusieurs années en Dordogne qui illustre bien
ce qu’on peut appeler par euphémisme les dysfonctionnements de la
décentralisation, sinon son absurdité. Le village de Beynac,
550 habitants, classé parmi les plus beaux villages de France,
est traversé par une route coincée entre la rivière Dordogne et
les maisons qui montent à flanc de falaise jusqu’au château du
XIIe siècle qui domine toute la vallée. Des travaux viennent
d’y être réalisés pour refaire un soutènement dangereux et
élargir la chaussée. La tranquillité du lieu était perturbée
pendant deux mois d’été (encore que cela soit sans comparaison
avec l’ordinaire de la circulation urbaine). La traversée de
Beynac est désormais fluide en été. Or un vieux projet abandonné
a été au même moment exhumé par le Conseil départemental avec
l’élection de son nouveau président socialiste Germinal Peiro,
natif d’une commune voisine : une déviation pour faire passer
la circulation automobile de l’autre côté de la rivière, dans
l’intérieur du méandre, avec deux ponts sur la rivière et un
tunnel. Coût : 35 millions d’euros pour 3,2 kilomètres
alors que le mur de soutènement dans le village a coûté
2 millions. Et ce apparemment pour un faible bénéfice.
Le
projet a déchaîné les passions quand un arrêté préfectoral a
autorisé les travaux en janvier 2018. Immédiatement commencés, ils
soulevèrent les oppositions : la déviation n’avait-elle pas
perdu tout intérêt depuis l’aménagement de la traversée de
Beynac ? N’allait-on pas
défigurer un paysage exceptionnel dominé par une douzaine de
châteaux ? Le conflit porta
surtout sur une dimension environnementale. L’association
Sepanso 24 (Sauvons la vallée de la Dordogne) et la Demeure
historique (association de défense du patrimoine) déposèrent un
recours en référé devant le tribunal administratif pour demander
une suspension des travaux sur la vallée classée Natura 2000
et réserve de biosphère par l’Unesco. Deux fois déboutées,
elles s’adressèrent au Conseil d’État. En décembre 2018,
celui-ci émettait de sérieux doutes sur l’utilité de la
déviation en matière de sécurité et de commodité, s’inquiétait
des conséquences sur l’environnement et sur l’attractivité
touristique. Il reprenait enfin le principe de dérogation aux normes
environnementales figurant dans le code de l’environnement :
il fallait une « raison impérative
d’intérêt public majeur ». En
conséquence, les travaux étaient suspendus. En attendant un
jugement sur le fond du tribunal administratif de Bordeaux, le
chantier était arrêté avec une lenteur calculée.
Retraçons
brièvement un parcours judiciaire où il est excusable de se perdre.
En avril 2019, l’affaire arrivait devant le Tribunal administratif
de Bordeaux. Double coup de théâtre : l’avis de la
rapporteure publique ne suivait pas le Conseil d’État ;
à l’inverse, contre cet avis, le tribunal administratif annulait
l’arrêté préfectoral d’autorisation d’entreprendre les
travaux avec une injonction de remise en état. L’État renonçait
à faire appel en un geste apparent de neutralité. Le Conseil
départemental demanda un sursis à exécution qui revenait à
reprendre les travaux. Rejeté en attendant un jugement sur le fond.
Après les conclusions de la rapporteure publique, cette fois
défavorables à la déviation, la Cour d’appel de Bordeaux
confirmait le jugement de première instance le 10 décembre
2019. Le conseil départemental annonça alors un pourvoi en
cassation devant le conseil d’État dont on imagine mal qu’il se
dédira de son précédent jugement. Le gaspillage, la faute
politique, la personnalité du président du conseil départemental
et la perspective d’élections locales expliquent une obstination
rare dans un feuilleton opaque.
Le
parcours judiciaire fut accompagné de péripéties prêtant à
sourire ou à s’indigner. La mobilisation locale s’étendit par
une pétition en ligne et en impliquant des personnalités comme le
responsable du patrimoine Stéphane Bern, ou Franck Dubosc, ancien
vacancier du camping proche de Cénac, ou encore le photographe Yann
Arthus Bertrand. Tel Simon le stylite, un zadiste courageux
s’installa au sommet d’une grue de chantier pour en interdire
l’usage. Sur plainte du conseil départemental, il comparut devant
le tribunal correctionnel, relaxé avant d’être renvoyé en appel.
Des opposants au projet invitèrent les touristes à faire le détour
pour admirer l’œuvre inachevée d’un pont à moitié jeté sur
la Dordogne. Brouillé avec la municipalité de Beynac, le conseil
départemental envoya une équipe pour faire arrêter les travaux de
réfection de la voie traversant Beynac. Forcément, les échanges
furent souvent vifs, le président du Conseil en tête qui crut voir
dans la contestation une guerre des châtelains contre les paysans,
accusant notamment le chargé de mission de préservation du
patrimoine auprès du chef de l’État : « Stéphane
Bern est un ignare. Il répète bêtement ce que lui disent ses amis
châtelains ! »
Dans
la phase judiciaire de l’affaire, le président du conseil
départemental mobilisait les élus. Fin août 2019, François
Hollande, voisin de Corrèze en « visite
privée », se rendit sur le pont
inachevé pour approuver les travaux qui, selon lui, conciliaient
développement et environnement. Une semaine plus tard, douze
présidents des conseils départementaux de la région Nouvelle
Aquitaine s’y retrouvaient pour apporter un même soutien à leur
pair. Ancien ministre des transports, Dominique Bussereau, président
du conseil départemental de Charente Maritime, invoqua le précédent
d’un recours contre un aménagement routier de son département
ayant retardé les travaux au prix d’une dizaine de morts. De
mémoire d’habitant, il n’y avait eu aucun mort sur la portion de
route de Beynac. Dans cette union sacrée autour du souci d’éviter
le gaspillage occasionné par l’arrêt des travaux, une lettre fut
envoyée au président de la République. En novembre 2019, la
plupart des élus du département, de gauche et de droite, se
réunirent au chef-lieu Périgueux sous une pluie battante, pour
soutenir le projet de déviation devant un millier de personnes.
Beaucoup d’entre elles étaient ceintes d’une écharpe
tricolore : les 400 maires du département avaient reçu
une invitation. Avant l’appel du tribunal administratif de
Bordeaux, les adversaires dénoncèrent une pression politique sur le
tribunal. Le 26 novembre 2019, dans une ambiance électrique, la
rapporteure publique n’en répéta pas moins que la déviation ne
répondait pas à « une
raison impérative d’intérêt général »
et confirma l’obligation de détruire les ouvrages et de remettre
en état dans un délai de 18 mois. Dépité, le président du
département de la Dordogne lança que « les
élus de la Dordogne n’étaient pas plus stupides que les autres ».
Un cri du cœur.
Les
partisans de la déviation ont beau jeu de dénoncer « l’absurdité »
d’un tel gaspillage. Déjà plus de 20 millions d’euros
engagés sans compter les frais de la destruction, cela parait
« ubuesque »
pour reprendre le discours du président du conseil départemental.
Il fallait attendre le sort des recours, lui reprochent ses
adversaires. La politique du fait accompli, mettant au pied du mur
les opposants n’a pas été inventée en Dordogne mais elle s’y
est traduite brutalement. L’affaire de Beynac n’est pas sans
rappeler celles de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens ou de Caussade,
des aménagements imposés en catimini et dans la quasi-unanimité
partisane. Si le président du conseil départemental Germinal Peiro
est natif de la commune voisine dont son père fut le maire, son
obstination extrême s’explique aussi par des convictions largement
partagés par les élus locaux : le consensus modernisateur.
Dans les départements touchés par le chômage, l’appauvrissement
rural, les élus se rejoignent pour investir dans les projets qui
satisfont leurs électeurs, du moins une partie d’entre eux, et
entretiennent leurs clientèles. Ce volontarisme se nourrit largement
de l’affaiblissement des divergences partisanes pour laisser place
à l’idéologie commune du béton. À Beynac, est-ce seulement pour
quelques minutes de gagnées ?
Il
suffit de se rendre sur le trajet de la déviation par une impasse de
cinq kilomètres pour se retrouver dans le petit hameau qui fait face
aux falaises de Beynac et Marqueyssac et découvrir là un panorama
splendide, dont on ne doute pas qu’une voie rapide le défigurera
bientôt… mais aussi qu’elle ne pourra pas demeurer longtemps
sans susciter l’idée d’y installer une zone commerciale et un
parc de loisir. Après tout, ce ne serait que la traduction concrète
de ce que le président du conseil départemental annonçait en
disant que l’enjeu n’était « pas
seulement de 3 kilomètres de route, c’est le développement
du sud de la Dordogne ».
Cette affaire marquera l’arrêt d’une politique discrétionnaire
dans un espace large — le bassin de la Dordogne — tout entier
classé en zone d’environnement protégé. Au prix fort de
plusieurs dizaines de millions d’euros, et accessoirement de la
destruction des vestiges d’un établissement gallo-romain recouvert
par le béton. Mais au-delà, amendera-t-elle l’inconséquence
d’une classe politique locale figée dans un temps révolu où les
citoyens ne maîtrisaient pas les outils de mobilisation
collective et, souvent, ne votaient même plus ?
Il faudrait pourtant qu’ils s’avisent que ces citoyens ont
changé.
On
fait volontiers la critique de la représentation politique au niveau
étatique en pointant la liberté d’élus forts d’un mandat en
blanc, les abus plus ou au moins grands d’autorité et les
manœuvres pour éviter tout contrôle démocratique. Et de débusquer
généralement les symptômes de la confiscation. La politique locale
s’en affranchit-elle par la proximité plus étroite entre
électeurs et élus ? En
grandissant ces derniers, du moins les principaux, il semble bien
qu’elle ait restitué une distance. Comme si de nouveaux seigneurs
féodaux, qui tiennent du suffrage universel, direct ou indirect,
s’accordaient une légitimité sacrée, une conscience très haute
de leur supériorité. Ils sont élus. Une nouvelle génération a
pris son envol avec la présidence de François Mitterrand et a
prospéré grâce aux affinités entre élus bâtisseurs — pour ne
pas dire bétonneurs — et entreprises de travaux publics ou
enseignes de supermarché. Tout en adoptant les vieilles ficelles de
l’action politique, dont l’opacité des mesures et la politique
du fait accompli. Il est rassurant et inquiétant à la fois que la
justice administrative soit un dernier rempart contre un pouvoir élu
discrétionnaire. D’autres projets se préparent aujourd’hui dans
un semi-secret sur lesquels les initiateurs n’ont surtout pas envie
de communiquer, en attendant le moment de se dévoiler, mais le plus
tard possible.
La
décentralisation n’est pas le remède polyvalent à la
centralisation et aux limites du régime représentatif. Au
contraire, elle semble plutôt en avoir reproduit les défauts. Dans
la réflexion vitale sur les transformations politiques pour que vive
ou survive la démocratie, elle doit être prise en compte au même
titre que la politique nationale.
Alain
Garrigou