dimanche 29 décembre 2019

Dans le Monde Diplomatique, comment l'exemple de la déviation de Beynac devient un cas d'espèce des dérives de la décentralisation

Décentralisation ou féodalisation ? Une histoire périgourdine

Depuis sa consécration en 1982, toute difficulté politique entraîne des promesses de décentralisation. Cela ne se discute pas plus qu’un article de foi : ce serait forcément un progrès démocratique que de confier plus de pouvoir à des élus locaux plus proches du peuple et de ses problèmes que les fonctionnaires d’État et les dirigeants politiques nationaux. On oublie en général de préciser que que la décentralisation procédait aussi d’une révolte de grand notable, comme le suggère son initiateur Gaston Defferre, pressé de se débarrasser de la tutelle des préfets. Les risques inhérents à un pouvoir plus proche des gouvernés, comme la corruption ou le clientélisme, passent ainsi à la trappe. Oubliés aussi les coûts de cette réforme, les dépenses parfois somptuaires pour des conseils départementaux tout neufs. Oubliés encore la corruption massive au profit des partis avant que les scandales et les chambres régionales des comptes y mettent bon ordre.
Significativement, le mouvement des « gilets jaunes » a soulevé de nouveaux appels à plus de décentralisation. Sans en être la cause immédiate, ne porte-t-elle pas une part de responsabilité dans la mobilisation de catégories sociales se sentant laissées pour compte dans leurs environnements suburbains ou ruraux ? Les centres-villes désertés, aux façades murées, aux logements « à vendre », sont bien le pendant des centres commerciaux installés en périphérie et qui n’offrent à la population locale que la tristesse de la consommation du week-end. Quant à l’urbanisation des périphéries lointaines, les petits pavillons n’offrent peut-être pas le paradis vanté par ses promoteurs, d’autant plus qu’ils sont éloignés des lieux de travail. À cet égard, la décentralisation a échoué à desserrer l’étau des mécontentements sur l’État. Les dirigeants nationaux ont espéré en vain que les revendications politiques s’adresseraient davantage aux échelons locaux et qu’ainsi l’État central serait soulagé. Or, celui-ci reste contesté pour les politiques dont il n’a pas eu l’initiative. La politique d’aménagement du territoire, d’autres disent de déménagement, a déjà défiguré la France à coup de déviations, rocades, rond-points et centres commerciaux. Et si l’on parle encore de décentralisation, c’est aussi une manière d’espérer dans la classe politique locale pourtant largement responsable du gâchis. Ses défenseurs disent que cette décentralisation reste inachevée puisqu’elle a multiplié les échelons locaux au lieu de simplifier. Elle aurait même restauré un peu de la France d’ancien régime et de son anarchie administrative telle que l’historien Theda Skocpol parlait d’un « salmigondis ». Le département ne devait-il pas disparaître à l’occasion de la régionalisation ? Et pourquoi 36 000 communes — qui ont souvent du mal à trouver des maires — quand l’intercommunalité se développe partout ?
Une histoire dure depuis plusieurs années en Dordogne qui illustre bien ce qu’on peut appeler par euphémisme les dysfonctionnements de la décentralisation, sinon son absurdité. Le village de Beynac, 550 habitants, classé parmi les plus beaux villages de France, est traversé par une route coincée entre la rivière Dordogne et les maisons qui montent à flanc de falaise jusqu’au château du XIIe siècle qui domine toute la vallée. Des travaux viennent d’y être réalisés pour refaire un soutènement dangereux et élargir la chaussée. La tranquillité du lieu était perturbée pendant deux mois d’été (encore que cela soit sans comparaison avec l’ordinaire de la circulation urbaine). La traversée de Beynac est désormais fluide en été. Or un vieux projet abandonné a été au même moment exhumé par le Conseil départemental avec l’élection de son nouveau président socialiste Germinal Peiro, natif d’une commune voisine : une déviation pour faire passer la circulation automobile de l’autre côté de la rivière, dans l’intérieur du méandre, avec deux ponts sur la rivière et un tunnel. Coût : 35 millions d’euros pour 3,2 kilomètres alors que le mur de soutènement dans le village a coûté 2 millions. Et ce apparemment pour un faible bénéfice.
Le projet a déchaîné les passions quand un arrêté préfectoral a autorisé les travaux en janvier 2018. Immédiatement commencés, ils soulevèrent les oppositions : la déviation n’avait-elle pas perdu tout intérêt depuis l’aménagement de la traversée de Beynac ? N’allait-on pas défigurer un paysage exceptionnel dominé par une douzaine de châteaux ? Le conflit porta surtout sur une dimension environnementale. L’association Sepanso 24 (Sauvons la vallée de la Dordogne) et la Demeure historique (association de défense du patrimoine) déposèrent un recours en référé devant le tribunal administratif pour demander une suspension des travaux sur la vallée classée Natura 2000 et réserve de biosphère par l’Unesco. Deux fois déboutées, elles s’adressèrent au Conseil d’État. En décembre 2018, celui-ci émettait de sérieux doutes sur l’utilité de la déviation en matière de sécurité et de commodité, s’inquiétait des conséquences sur l’environnement et sur l’attractivité touristique. Il reprenait enfin le principe de dérogation aux normes environnementales figurant dans le code de l’environnement : il fallait une « raison impérative d’intérêt public majeur ». En conséquence, les travaux étaient suspendus. En attendant un jugement sur le fond du tribunal administratif de Bordeaux, le chantier était arrêté avec une lenteur calculée.
Retraçons brièvement un parcours judiciaire où il est excusable de se perdre. En avril 2019, l’affaire arrivait devant le Tribunal administratif de Bordeaux. Double coup de théâtre : l’avis de la rapporteure publique ne suivait pas le Conseil d’État ; à l’inverse, contre cet avis, le tribunal administratif annulait l’arrêté préfectoral d’autorisation d’entreprendre les travaux avec une injonction de remise en état. L’État renonçait à faire appel en un geste apparent de neutralité. Le Conseil départemental demanda un sursis à exécution qui revenait à reprendre les travaux. Rejeté en attendant un jugement sur le fond. Après les conclusions de la rapporteure publique, cette fois défavorables à la déviation, la Cour d’appel de Bordeaux confirmait le jugement de première instance le 10 décembre 2019. Le conseil départemental annonça alors un pourvoi en cassation devant le conseil d’État dont on imagine mal qu’il se dédira de son précédent jugement. Le gaspillage, la faute politique, la personnalité du président du conseil départemental et la perspective d’élections locales expliquent une obstination rare dans un feuilleton opaque.
Le parcours judiciaire fut accompagné de péripéties prêtant à sourire ou à s’indigner. La mobilisation locale s’étendit par une pétition en ligne et en impliquant des personnalités comme le responsable du patrimoine Stéphane Bern, ou Franck Dubosc, ancien vacancier du camping proche de Cénac, ou encore le photographe Yann Arthus Bertrand. Tel Simon le stylite, un zadiste courageux s’installa au sommet d’une grue de chantier pour en interdire l’usage. Sur plainte du conseil départemental, il comparut devant le tribunal correctionnel, relaxé avant d’être renvoyé en appel. Des opposants au projet invitèrent les touristes à faire le détour pour admirer l’œuvre inachevée d’un pont à moitié jeté sur la Dordogne. Brouillé avec la municipalité de Beynac, le conseil départemental envoya une équipe pour faire arrêter les travaux de réfection de la voie traversant Beynac. Forcément, les échanges furent souvent vifs, le président du Conseil en tête qui crut voir dans la contestation une guerre des châtelains contre les paysans, accusant notamment le chargé de mission de préservation du patrimoine auprès du chef de l’État : « Stéphane Bern est un ignare. Il répète bêtement ce que lui disent ses amis châtelains ! »
Dans la phase judiciaire de l’affaire, le président du conseil départemental mobilisait les élus. Fin août 2019, François Hollande, voisin de Corrèze en « visite privée », se rendit sur le pont inachevé pour approuver les travaux qui, selon lui, conciliaient développement et environnement. Une semaine plus tard, douze présidents des conseils départementaux de la région Nouvelle Aquitaine s’y retrouvaient pour apporter un même soutien à leur pair. Ancien ministre des transports, Dominique Bussereau, président du conseil départemental de Charente Maritime, invoqua le précédent d’un recours contre un aménagement routier de son département ayant retardé les travaux au prix d’une dizaine de morts. De mémoire d’habitant, il n’y avait eu aucun mort sur la portion de route de Beynac. Dans cette union sacrée autour du souci d’éviter le gaspillage occasionné par l’arrêt des travaux, une lettre fut envoyée au président de la République. En novembre 2019, la plupart des élus du département, de gauche et de droite, se réunirent au chef-lieu Périgueux sous une pluie battante, pour soutenir le projet de déviation devant un millier de personnes. Beaucoup d’entre elles étaient ceintes d’une écharpe tricolore : les 400 maires du département avaient reçu une invitation. Avant l’appel du tribunal administratif de Bordeaux, les adversaires dénoncèrent une pression politique sur le tribunal. Le 26 novembre 2019, dans une ambiance électrique, la rapporteure publique n’en répéta pas moins que la déviation ne répondait pas à « une raison impérative d’intérêt général » et confirma l’obligation de détruire les ouvrages et de remettre en état dans un délai de 18 mois. Dépité, le président du département de la Dordogne lança que « les élus de la Dordogne n’étaient pas plus stupides que les autres ». Un cri du cœur.
Les partisans de la déviation ont beau jeu de dénoncer « l’absurdité » d’un tel gaspillage. Déjà plus de 20 millions d’euros engagés sans compter les frais de la destruction, cela parait « ubuesque » pour reprendre le discours du président du conseil départemental. Il fallait attendre le sort des recours, lui reprochent ses adversaires. La politique du fait accompli, mettant au pied du mur les opposants n’a pas été inventée en Dordogne mais elle s’y est traduite brutalement. L’affaire de Beynac n’est pas sans rappeler celles de Notre-Dame-des-Landes, de Sivens ou de Caussade, des aménagements imposés en catimini et dans la quasi-unanimité partisane. Si le président du conseil départemental Germinal Peiro est natif de la commune voisine dont son père fut le maire, son obstination extrême s’explique aussi par des convictions largement partagés par les élus locaux : le consensus modernisateur. Dans les départements touchés par le chômage, l’appauvrissement rural, les élus se rejoignent pour investir dans les projets qui satisfont leurs électeurs, du moins une partie d’entre eux, et entretiennent leurs clientèles. Ce volontarisme se nourrit largement de l’affaiblissement des divergences partisanes pour laisser place à l’idéologie commune du béton. À Beynac, est-ce seulement pour quelques minutes de gagnées ?
Il suffit de se rendre sur le trajet de la déviation par une impasse de cinq kilomètres pour se retrouver dans le petit hameau qui fait face aux falaises de Beynac et Marqueyssac et découvrir là un panorama splendide, dont on ne doute pas qu’une voie rapide le défigurera bientôt… mais aussi qu’elle ne pourra pas demeurer longtemps sans susciter l’idée d’y installer une zone commerciale et un parc de loisir. Après tout, ce ne serait que la traduction concrète de ce que le président du conseil départemental annonçait en disant que l’enjeu n’était « pas seulement de 3 kilomètres de route, c’est le développement du sud de la Dordogne ». Cette affaire marquera l’arrêt d’une politique discrétionnaire dans un espace large — le bassin de la Dordogne — tout entier classé en zone d’environnement protégé. Au prix fort de plusieurs dizaines de millions d’euros, et accessoirement de la destruction des vestiges d’un établissement gallo-romain recouvert par le béton. Mais au-delà, amendera-t-elle l’inconséquence d’une classe politique locale figée dans un temps révolu où les citoyens ne maîtrisaient pas les outils de mobilisation collective et, souvent, ne votaient même plus ? Il faudrait pourtant qu’ils s’avisent que ces citoyens ont changé.
On fait volontiers la critique de la représentation politique au niveau étatique en pointant la liberté d’élus forts d’un mandat en blanc, les abus plus ou au moins grands d’autorité et les manœuvres pour éviter tout contrôle démocratique. Et de débusquer généralement les symptômes de la confiscation. La politique locale s’en affranchit-elle par la proximité plus étroite entre électeurs et élus ? En grandissant ces derniers, du moins les principaux, il semble bien qu’elle ait restitué une distance. Comme si de nouveaux seigneurs féodaux, qui tiennent du suffrage universel, direct ou indirect, s’accordaient une légitimité sacrée, une conscience très haute de leur supériorité. Ils sont élus. Une nouvelle génération a pris son envol avec la présidence de François Mitterrand et a prospéré grâce aux affinités entre élus bâtisseurs — pour ne pas dire bétonneurs — et entreprises de travaux publics ou enseignes de supermarché. Tout en adoptant les vieilles ficelles de l’action politique, dont l’opacité des mesures et la politique du fait accompli. Il est rassurant et inquiétant à la fois que la justice administrative soit un dernier rempart contre un pouvoir élu discrétionnaire. D’autres projets se préparent aujourd’hui dans un semi-secret sur lesquels les initiateurs n’ont surtout pas envie de communiquer, en attendant le moment de se dévoiler, mais le plus tard possible.
La décentralisation n’est pas le remède polyvalent à la centralisation et aux limites du régime représentatif. Au contraire, elle semble plutôt en avoir reproduit les défauts. Dans la réflexion vitale sur les transformations politiques pour que vive ou survive la démocratie, elle doit être prise en compte au même titre que la politique nationale.
Alain Garrigou



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