lundi 5 juillet 2010

Un amour au Moyen-age : le témoignage d'Abélard (2)

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Qu'ajouterais-je ? Un même toit nous réunit, puis un même coeur. Sous prétexte d'étudier, nous nous livrions entiers à l'amour. Les leçons nous ménageaient les tête-à-tête secrets que l'amour souhaite. Les livres restaient ouverts mais l'amour plus que notre lecture faisaient l'objet de nos dialogues; nous échangions plus de baisers que de propositions savantes. Mes mains revenaient plus souvent à son sein qu'à nos livres. L'amour plus souvent se cherchait dans nos yeux l'un de l'autre, que l'attention ne les dirigeait sur le texte. Afin de mieux détourner les soupçons, l'amour me poussait parfois à la frapper : l'amour, non la colère, et la douceur de ces coups nous était plus suave que tous les baumes. Quoi encore ? Notre ardeur connut toutes les phases de l'amour, et tous les raffinements insolites que l'amour imagine, nous en fîmes aussi l'expérience. Plus ces joies étaient nouvelles pour nous, plus nous les prolongions avec ferveur, et le dégoût ne vint jamais.
Cette passion voluptueuse me prenait tout entier. J'en étais venu à négliger la philosophie, à délaisser mon école. Me rendre à mes cours, les donner, provoquaient en moi un violent ennui, et m'imposaient une fatigue intolérable : je consacrais en effet mes nuits à l'amour, mes journées à l'étude. Je faisais mes leçons avec négligence et tiédeur; je ne parlais plus d'inspiration, mais produisais tout de mémoire. Je me répétais. Si je parvenais à écrire quelque pièce de vers, elle m'était dictée par l'amour, non par la philosophie. Dans plusieurs provinces, vous le savez, on entend souvent, aujourd'hui encore, d'autres amants chanter mes vers.
On imaginerait difficilement la tristesse que ressentirent mes élèves, leur douleur, leurs plaintes, lorsqu'ils se rendirent compte de la préoccupation , que dis-je du trouble de mon esprit. Un état aussi manifeste ne pouvait guère échapper qu'à une personne au monde : celle dont l'honneur était directement menacé, l'oncle d'Héloïse. On avait essayé plusieurs fois de lui inspirer quelque inquiétude. Mais son immense affection pour sa nièce, non moins que ma réputation de chasteté, fondée sur toute ma vie passée, l'empêchaient d'ajouter fois à ces on-dit. Il est malaisé de croire à l'infamie de ceux qu'on aime, et dans une grande tendresse, la honte du soupçon ne pénètre pas. Comme le dit saint Jérôme, dans son épître à Sabinien, "nous sommes toujours les derniers à connaître les plaies de notre maison et, lors même que tous les voisins se rient de nos enfants, de nos épouses, nous seuls les ignorons".
Pourtant, ce qu'on apprendra le dernier, on l'apprendra néanmoins, et ce que tous connaissent ne peut échapper à la longue à un seul. Au bout de quelques mois, nous en fîmes l'expérience. Quelle douleur, quelle confusion pour moi ! Avec quel désespoir je partageai l'affliction d'Héloïse ! Quel flot d'amertume en elle souleva l'idée de mon déshonneur ! Chacun de nous se lamentait, non sur son propre sort, ses propres infortunes, mais sur celles des autres.
La séparation de nos corps rapprocha nos coeurs davantage; notre amour, privé de toute consolation, s'en accrut encore. La publicité même du scandale nous y rendait insensibles, et nous perdions d'autant plus toute pudeur que la jouissance de la possession nous devenait plus douce. Aussi nous arriva t-il ce que les poètes racontent de Mars et de Vénus.
Bientôt Héloïse se rendit compte qu'elle était enceinte.
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Abélard et Héloïse
Correspondance, 10-18

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