samedi 3 juillet 2010

Un amour au Moyen-age : le témoignage d'Abélard

"Il y avait alors à Paris une jeune fille nommée Héloïse, nièce d'un certain chanoine Fulbert. Celui-ci, qui l'aimait tendrement, n'avait rien négligé pour lui donner une éducation raffinée. Elle était assez jolie et l'étendue de sa culture en faisait une femme exceptionnelle. Les connaissances littéraires sont si rares chez les personnes de son sexe, qu'elle exerçait un irrésistible attrait, et sa renommée courait déjà le royaume. Je la voyais ainsi parée de tous les charmes qui attirent les amants. Je pensai qu'il me serait aisé d'engager avec elle une liaison. Je ne doutais pas du succès. Je brillais par la réputation, la jeunesse et la beauté : il n'était pas de femme auprès de qui mon amour eût à craindre de refus. Héloïse, j'en étais persuadé, prêterait d'autant moins de résistance qu'elle avait une solide instruction et désirait l'élargir encore. Lors même que nous serions parfois séparés, nous pourrions, par la correspondance, rester présents l'un à l'autre. Au reste, les mots que l'on écrit sont souvent plus hardis que ceux que l'on prononce de bouche. La joie de nos entretiens ne connaîtrait pas d'interruption.
Tout enflammé d'amour pour cette jeune fille, je cherchai l'occasion de nouer avec elle des rapports assez étroits pour me faire pénétrer dans sa familiarité quotidienne, et l'amener plus facilement à céder. Dans ce but, je me fis présenter à son oncle par des amis communs, qui lui proposèrent de me prendre en pension. Sa maison était en effet proche de mon école; quant au prix, il le fixerait lui-même.Je prétendis que le soin d 'un ménage nuisait à mes études, et que la dépense en grevait trop mon budget.Non seulement Fulbert était des plus cupides, mais il se montrait fort soucieux de faciliter les progrès de sa nièce dans les belles-lettres. Je flattai ces deux passions, et obtins sans peine son consentement, réalisant ainsi mon désir. Il cédait à son amour de l'argent et formait l'espoir que sa nièce profiterait de ma science.Il insista sur ce point.Ses prières comblaient mes voeux au-delà de toute espérance; servant lui-même mon amour, il confia Héloïse à ma direction souveraine, me supplia de consacrer à son instruction tous les instants de liberté que, de jour ou de nuit, me laisserait mon enseignement; si elle se montrait négligente, je devais recourir aux châtiments les plus violents.La naïveté du vieillard me laissa stupéfait. Je ne revenais pas de mon étonnement : confier une tendre brebis à un loup affamé ! Il me chargeait, non seulement de l'instruire, mais de la châtier sans retenue: qu'eût-il fait d'autre, s'il avait voulu donner toute licence à mes désirs, et me fournir l'occasion, même contre mon gré, d'obtenir par les menaces et les coups ce que les caresses pourraient être impuissantes à conquérir ? Il est vrai que deux raisons contribuaient à écarter de l'esprit de Fulbert tout soupçon infamant : l'affection que lui portait sa nièce, et ma propre réputation de continence."

Abélard et Héloïse
Correspondance, 10-18

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